Le croisement de sources – Une méthode d’analyse historienne

Afin de mener à terme mon mémoire, quatre études marquantes qui permettent d’illustrer la pensée Frantz Fanon sont mobilisées. Ma source principale est l’ouvrage ultime de Fanon, Les damnés de la terre[1]. Les trois sources suivantes sont exploitées à titre complémentaire ; soit Peau noire, masques blancs[2], L’An V de la révolution algérienne[3] (originalement titré Sociologie d’une révolution), puis Pour la révolution africaine[4]. Le fondement de ma méthodologie réside essentiellement dans l’analyse approfondie et dans le croisement de ces quatre études.

Plusieurs thèmes majeurs ressortent de la source principale et ceux-ci sont au cœur du portrait de la situation coloniale et postcoloniale , en particulier la place et l’impact de la violence et du racisme, de l’aliénation et de l’assimilation mais aussi de la dépossession et de la « repossession » identitaires et culturelles. De plus, les dérives de l’élite politique postcoloniale composent une thématique clef dans Les damnés de la terre. En intégrant et en analysant ces différents thèmes, je facilite non seulement la compréhension de la structure de la pensée fanonienne, mais aussi celle de sa logique évolutive et de son contexte de rédaction. Spécifiquement, je croise les thèmes utiles à l’appréhension de ceux soulevés aux chapitres choisis dans les sources complémentaires. Ensuite, je cherche à mettre en relation ces thèmes avec ceux soulevés dans les chapitres de la source principale afin de compléter l’analyse. À cet effet, je peux soutenir mes hypothèses, car la source principale ne compose pas à elle seule la pensée de Fanon, et ne me permet pas d’analyser exhaustivement tous ses concepts développés qu’à travers elle. Cela m’oblige donc à compléter ma recherche par l’apport thématique et théorique que m’offre les sources complémentaires mobilisées[5].

La source principale mobilisée, Les damnés de la terre, est publiée aux éditions Maspero à Paris en 1961[6]. C’est véritablement l’étude ultime et le legs de Fanon, qui débute sa rédaction quelques mois après son diagnostic en 1960, par lequel il apprend qu’il est atteint d’une leucémie. Sur le plan schématique, l’étude se divise en cinq parties, organisées et structurées en chapitres subséquents. Avant d’entreprendre une explication sur la manière par laquelle je croise les sources complémentaires avec la source principale, je peux d’abord supposer l’origine du titre des Damnés de la terre.

Les contemporains de Fanon, ses camarades militants et les intellectuels « fanoniens », affirment qu’il puise l’inspiration du titre de son livre dans le chant révolutionnaire socialiste L’Internationale. Le premier couplet du chant le démontre bien, et va ainsi : « Debout ! Les damnés de la terre ! Debout les forçats de la faim ![7] » La raison de cette supposition réside sur le constat que Fanon a un penchant marxiste et puise certains aspects de ses théories chez Marx et Engels[8]. De plus, Fanon est aussi le dernier né du courant de la Négritude, ce mouvement littéraire et politique crée dans les années 1930, qui regroupe des poètes et des écrivains francophones noirs tels qu’Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor ou Léon-Gontran Damas[9].  L’amour de Fanon pour la poésie noire d’expression française inspire-t-il le titre de son étude ? Prend-il la prose du poème « Sale Nègres », rédigée par le poète haïtien Jacques Roumain, qui va comme suit : « Car nous aurons choisi notre jour, le jour des Sales Nègres. Et nous voici debout, tous les damnés de la terre[10]. » Je ne peux pas véritablement présumer l’origine du titre, mais j’en connais néanmoins quelques sources d’inspiration.

Les damnés de la terre entreprend une analyse de la phénoménologie du racisme en contexte colonial, de l’aliénation du colonisé ainsi que des troubles psychiques liés aux tortures pendant les guerres de décolonisation en Algérie. L’étude entreprend aussi une analyse sur l’utilisation de la violence dans le contexte d’une guerre de libération nationale ainsi que son importance dans le processus de réappropriation identitaire et cultuelle du colonisé. À travers cette violence imbibée de racisme, d’aliénation et d’assimilation, Fanon dresse un tableau sur la justification psychique du dominé à se révolter contre le dominant, des raisons qui mènent à un soulèvement de masse soudain et prompt. Le premier chapitre « De la violence » est mobilisé afin d’évaluer les fonctions attribuées à la violence selon Fanon, et je supplémente cette analyse par le chapitre V « Guerre coloniale et troubles mentaux » pour cadrer cette violence en contexte de guerre coloniale. L’aspect de l’ouvrage qui est capital à prendre en compte dans la rédaction de mon dernier chapitre du mémoire porte sur le regard prospectif de Fanon. Je retrouve ces éléments dans le chapitre III « Mésaventures de la conscience nationale » et le chapitre IV « Sur la culture nationale », qui sont particulièrement en lien avec le contexte des constructions des États-nations en Afrique à l’aube de la décolonisation et des indépendances nationales. Dans ces chapitres, il s’agit de porter une attention particulière sur la critique que Fanon effectue sur ce qu’il considère comme étant des dérives qui sous-tendent les actions et les choix des élites politiques postcoloniales dans son diagnostic socio-économique de l’Algérie de 1954 à 1960[11].

Ma seconde source, à titre complémentaire, est Peau noire, masques blancs, soit la thèse doctorale de Fanon publiée par les éditions Maspero en 1952. Elle constitue le fondement de la pensée critique de Fanon, à travers un style d’écriture engagée relatant son parcours personnel lors de sa formation psychiatrique et médicale à l’Université de Lyon. Dans cette étude, Fanon développe sa théorie sur le racisme et l’aliénation du colonisé, ainsi que du rapport que le colonisé entretient avec sa propre société et le métropolitain français. Dans sa rédaction, Fanon se positionne à un niveau personnel par rapport à son analyse du racisme. Il se place en tant que sujet colonisé et son bilan se fait véritablement à travers une perspective antillaise du rapport colonisé/colonisateur. L’essentiel de Peau noire, masques blancs m’amène à comprendre la formation du rapport entre dominant et dominé en Martinique coloniale. Ce constat me permet ensuite de substituer, ou plutôt corroborer, cette notion du racisme selon Fanon au contexte colonial et « décolonial » algérien[12]. Également, afin de mettre en relation le « besoin » d’utiliser la violence, explicité dans Les damnés de la terre ; de ce besoin d’affranchissement et d’une « repossession » culturelle par le dominé, je croise les chapitres IV et V « Du prétendu complexe de dépendance du colonisé » et « L’expérience vécue du Noir », avec le premier chapitre sur la violence dans Les damnés de la terre. Pour bien comprendre ce que Fanon appelle les « tares psychiques » laissées par l’aliénation et l’assimilation dans le chapitre II de la source principale, soit « Grandeur et faiblesses de la spontanéité », je mobilise le chapitre VI « Le nègre et la psychopathologie » et le chapitre VII « Le nègre et la reconnaissance » dans Peau noire, masques blancs.

Les deux autres sources complémentaires que je utilise sont L’An V de la révolution algérienne publiée par Maspero en 1959 et Pour la révolution africaine publiée en 1964 à titre posthume par le même éditeur. Dans la première étude citée, Fanon évalue le statut des femmes algériennes avant et pendant la guerre d’Algérie. Il suit l’évolution du cas féminin, dans les premiers temps de l’ère postcoloniale, à travers un prise de parole dénonciatrice, que j’exploite à l’aide du regard critique qu’il porte sur les élites politiques ainsi que la structure familiale algérienne. Le lien principal que j’utilise, entre Les damnés de la terre et L’An V de la révolution algérienne, réside dans cette critique que Fanon fait sur les dérives des orientations et des politiques socio-économiques promues par les élites politiques algériennes. J’utilise le concept de marginalité pour analyser comment évolue la relation entre les femmes algériennes et les dirigeants du FLN. Dans un premier temps, je m’appuie sur le chapitre III « La famille algérienne » de L’An V de la révolution algérienne afin d’examiner le statut des femmes, son rôle dans la société et dans la tradition. Dans un deuxième temps, ce qui lie véritablement la source principale à cette source complémentaire, c’est le chapitre I « L’Algérie se dévoile » de L’An V de la révolution algérienne, avec une annexe sur le rôle des Algériennes dans la guerre d’Algérie. Pour mieux comprendre la critique que Fanon effectue sur les choix et les actions des dirigeants politiques algériens, je dois analyser en complément cette évolution du statut de la femme algérienne ainsi que cette fissure sociale causée par la guerre de libération[13].

La troisième source, Pour la révolution africaine, s’avère d’autant importante, car l’ouvrage en soi est un regroupement de tous les articles de journaux, actes de colloques et écrits intimes de Fanon de 1956 à 1961. Sur le plan schématique, le chapitre II « Racisme et Culture » m’est particulièrement utile afin d’aller chercher la définition que Fanon propose du racisme et de son lien intrinsèque avec la culture colonisée. Ce support thématique s’appose au premier chapitre sur la violence de la source principale, et me permet de mieux comprendre la logique de Fanon lorsqu’il affirme que la violence est une étape incontournable pour le colonisé dans sa marche vers la « repossession culturelle » et la liberté. Le chapitre IV « Vers la libération de l’Afrique » brosse le portrait des réalités pendant les guerres de libération en Afrique, et plus particulièrement en Algérie. Fanon observe et constate les conséquences des méthodes de tortures pratiquées par l’armée coloniale française sur les insurgés algériens et des « désordres psychologiques » qui en résultent sur les victimes. Ce constat s’associe au chapitre V des Damnés de la terre, soit « Guerre coloniale et troubles mentaux », dans lequel j’analyse la violence en contexte de guerre de décolonisation.

L’analyse de la pensée postcoloniale de Fanon est donc effectuée dans une perspective critique. Il ne s’agit pas de paraphraser Fanon, ce qui n’a aucun intérêt. L’idée est plutôt de soumettre les écrits de Fanon à une grille de lecture critique. Pour ce faire, il est important de voir quels sont les ressorts de la pensée de Fanon. Autrement dit, il faut mettre en lien ses influences intellectuelles et idéologiques telles que le socialisme, le marxisme et l’anticolonialisme ainsi que ses aspirations personnelles en tant qu’insurgé, sujet colonisé et indigné, mais aussi comme penseur postcolonial et militant pour la lutte indépendantiste. Il s’agit donc de voir comment les influences intellectuelles et idéologiques ainsi que les aspirations personnelles de Fanon déteignent sur l’analyse qu’il propose du racisme, de la violence, des dynamiques d’assimilation, mais aussi des dérives qui guettent l’État-nation du FLN.


[1] Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2002 (1961).

[2] Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 2015 (1952).

[3] Frantz Fanon, L’an V de la révolution algérienne, Paris, La Découverte, 2011 (1959).

[4] Frantz Fanon, Pour la révolution africaine, Paris, La Découverte, 2006 (1964).

[5] D’ailleurs, je souhaite préciser que Fanon n’était pas un historien de profession, mais bien un sociologie et un psychiatre médical. Le lecteur doit prendre en compte ces éléments, car je traite du schéma thématique de Fanon à travers une perspective historique, non pas philosophique ou sociologique.

[6] Il y eut trois éditions consécutives de l’étude, la première en 1961, puis les suivantes en 1968 et 2002. Chaque édition comporte la préface originale de Jean-Paul Sartre, toutefois en intégrant une seconde préface en 1968 par Homi Bhabha, puis en 2002 par Alice Cherki avec une postface de Mohammed Harbi. Par souci d’accessibilité, j’utilise l’édition de 2002.

[7] Peter Worsley, « Frantz Fanon et le lumpenprolétariat », Les Temps Modernes, vol. 1, no 55, janv. 2014, p. 76.

[8] Pierre Bouvier, Aimé Césaire, Frantz Fanon : Portraits de décolonisés, Paris, Les Belles-lettres, 2010, p. 151.

[9] À noter ici que le mouvement de la Négritude est considéré comme une idéologie par la majorité de ses membres qui adhèrent aux idéaux panafricanistes d’une Afrique unie. Fanon porte un regard critique sur ses membres et leurs idéaux, ce qui lui permet de se distancer du groupe principal. Malgré cette distance, Fanon reste une sorte « d’héritier » de la Négritude » en s’accaparant l’héritage intellectuel et culturel développé par les sommités du courant.

[10] Worsley, « Frantz Fanon et le lumpenprolétariat », p. 76.

[11] L’intérêt porté à conclure le diagnostic de Fanon en 1960 réside dans le contexte de rédaction. Alors que le succès de l’indépendance algérienne n’est qu’une question de temps en 1960, avec les cessez-le-feu officiels entre la France et le FLN, Fanon entame de son côté Les damnés de la terre pour le finaliser en 1961 quelques mois avant sa mort en décembre et quelques mois avant l’indépendance de l’Algérie en 1962. L’ouvrage légué par Fanon est une sorte de mise en garde, et les éléments que nous lui soutirons démontrent qu’il anticipe la situation socio-économique et politique en Algérie postcoloniale.

[12] Cette section sur le racisme dans Peau noire, masques blancs en lien avec le cas martiniquais est croisée avec la section sur le racisme en lien avec le cas algérien relaté dans Les damnés de la terre. Dans son observation du racisme, Fanon se base sur sa culture d’origine et de la situation coloniale en Martinique, ce qui me permet de raffiner la définition du racisme dans Les damnés de la terre.

[13] Il est pertinent de préciser ici que je dois chercher les causes du refoulement de l’émancipation et des libertés acquises durant la guerre de libération par les Algériennes, et ces causes socioéconomiques sont explicitées dans Les damnés de la terre lorsque Fanon critique, dans son troisième chapitre, les élites politiques de l’État-nation en construction.

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